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Allocution prononcée au Sénat français par Claude Ribbe
Tout
le monde ou presque connaît "Les trois mousquetaires",
le célèbre roman de Dumas-fils.
Mais qui sait que d'Artagnan, c'est lui... Dumas-père
...Alexandre
Dumas, en moins d'un an, fut le premier homme de couleur à devenir
général de division de l'armée française. Accompagné des trois
amis qu'il avait rencontrés aux Dragons de la reine...
...Mais
le général Dumas a d'autres titres de gloire : il protesta contre
la Terreur, il protégea les prisonniers de guerre, il refusa de
participer aux massacres, aux pillages, aux viols et aux tortures
perpétrés contre les civils de Vendée, il finit par quitter l'armée
d'Egypte, pensant que la République française n'avait pas besoin
de ce genre de conquête.
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Ministre,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Messieurs,
Que dirait
notre Alexandre Dumas de ces fastes républicains brusquement déployés
autour de sa dépouille ? Nul ne le sait. Mais ce qui est sûr, c'est que
s'il tenait la plume aujourd'hui, on ne se contenterait pas de dire qu'il
est un écrivain. On jugerait utile, pour mieux le qualifier, d'ajouter
qu'il est un écrivain «de couleur ». Ce serait un romancier « noir »,
un auteur « antillais ». On parlerait de sa « créolité », de son «africanité
», de sa « négritude », de son « sang noir ». Bref, il aurait quelque
chose de différent, de particulier, que sa couleur de peau désignerait
et dont il n'aurait jamais la liberté de se défaire. En cette France du
XXIe siècle, y aurait-il donc encore des gens pour croire à la « race
», à la « pureté du sang » ?
Faut-il attendre de tomber en poussière pour ne plus subir le regard des
autres ? Faut-il attendre les honneurs posthumes pour ne plus être insulté
?
Insulté,
Dumas le fut, de la naissance à la mort.
Il essuya, avec la dignité propre aux êtres d'exception, les plus sottes
offenses. Et la plus douloureuse de ces offenses fut sans doute l'injustice
faite à son père, le général républicain Alexandre Dumas, premier du nom.
Dès lors, l'hommage éclatant de ce soir doit-il être aussi l'occasion
de saluer solennellement la mémoire de ce très grand Français.
Car les Alexandre Dumas sont trois et le premier d'entre eux, père de
l'écrivain, n'était en naissant qu'un esclave dans la partie française
de l'île de Saint-Domingue, aujourd'hui république d'Haïti.
Il ne s'appelait
pas encore Alexandre Dumas. Il n'avait qu'un prénom -Thomas-Alexandre-
et pas de nom de famille car les esclaves n'avaient pas le droit d'en
porter. Un esclave : deux cent quarante ans après, avons-nous bien idée
de ce que cela veut dire ? Des civilisations bafouées, un continent décimé,
la déportation, la cale de ces bateaux bien français qu'on armait dans
les ports et pas seulement de Nantes ni de Bordeaux. Le fouet, le viol,
l'humiliation, la torture, les mutilations, la mort. Et après la mort,
l'oubli.
Le roi Louis XIV, en instaurant en 1685 le Code noir, avait juridiquement
assimilé les esclaves africains déportés dans les colonies françaises
à des biens meubles. Et ce Code noir, ne l'oublions pas, excluait aussi
les Juifs et les Protestants de ces mêmes colonies françaises. Dans l'article
13, le roi voulait que «si le père est libre et la mère esclave, les enfants
soient esclaves pareillement». Le père de Thomas-Alexandre était Européen
-donc libre- mais la mère était esclave africaine et le Code Noir s'appliquait
à cet enfant comme à des centaines de milliers d'autres jeunes captifs.
En 1775, son père, pour payer un billet de retour dans le bateau qui le
ramènerait en Normandie, le mit d'ailleurs en gage, comme on dépose un
objet au mont-de-piété.
Un an plus
tard, le jeune esclave passait en France à son tour mais lorsque son pied
toucha le quai du Havre, il n'en fut pas affranchi pour autant. Un principe
admirable affirmait pourtant que la terre de France ne porte point d'esclave.
Mais il y avait été dérogé par plusieurs textes, qui, tout au long du
XVIIIe siècle, avaient rendu de plus en plus difficile la venue et le
séjour en France des esclaves antillais et, plus généralement, des hommes
et des femmes de couleur. Ainsi, dissimulé sous une fausse identité, le
père d'Alexandre Dumas, n'était qu'un «sans-papiers».
Bravant ces difficultés, en s'engageant pour huit ans, en qualité de simple
cavalier, dans le régiment des Dragons de la reine, il prit un nom de
guerre : Alexandre Dumas. On a souvent dit que c'était celui de sa mère.
Mais, étant esclave, elle n'avait pas de patronyme et les actes qui la
désignent ne parlent d'ailleurs que de son prénom : Césette. Il pourrait
bien s'agir alors de son nom africain et ce serait bien honorable pour
ce jeune homme d'avoir ainsi rendu hommage à sa mère restée là-bas en
servitude.
Aux Dragons de la reine, Alexandre Dumas rencontra trois camarades. L'un
d'entre eux venait de Gascogne. Les quatre cavaliers restèrent liés par
une amitié fidèle et combattirent ensemble pendant les guerres de la Révolution.
En 1789,
la Déclaration des Droits de l'Homme, contrairement à ce que l'on croit
souvent, n'était pas encore universelle. Elle ne concernait que les Européens.
Il fallut
attendre trois ans pour que des droits soient reconnus aux hommes de couleur
libres. Cinq ans pour que l'esclavage soit aboli, en principe, et encore
sous la pression d'une révolte qu'on ne pouvait contenir.
Alexandre Dumas, après s'être battu avec rage, dès le printemps de 1792,
contre l'envahisseur, participa avec son ami Joseph de Bologne (dit chevalier
de Saint-George) également né esclave, à la création d'un corps composé
d'Antillais et d'Africains : la Légion des Américains. Eux aussi furent
des soldats de l'An II.
Alexandre
Dumas, en moins d'un an, fut le premier homme de couleur à devenir général
de division de l'armée française. Accompagné des trois amis qu'il avait
rencontrés aux Dragons de la reine, il prit bientôt le commandement de
l'armée des Alpes et, bravant la peur, la neige et le froid, emporta les
postes inexpugnables du Petit-Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Lorsqu'éclata
l'insurrection royaliste de 1795, c'est Dumas qu'on appela pour sauver
la République. Mais l'essieu de la voiture du général cassa deux fois.
On attendait Dumas : ce fut Bonaparte.
Celui-là n'était rien encore. Il passait juste par là et il mitrailla
les factieux.
Dumas le rejoignit et combattit à ses côtés. Ils sauvèrent la République.
Mais pour combien de temps ? Ils chevauchèrent jusqu'en Italie. Ils galopèrent
jusqu'en Autriche. Sur le pont de Brixen, seul sur sa monture, Dumas pouvait
arrêter une armée entière. Jusqu'à Alexandrie, jusqu'aux Pyramides, il
se battit encore pour la France.
Mais le général
Dumas a d'autres titres de gloire : il protesta contre la Terreur, il
protégea les prisonniers de guerre, il refusa de participer aux massacres,
aux pillages, aux viols et aux tortures perpétrés contre les civils de
Vendée, il finit par quitter l'armée d'Egypte, pensant que la République
française n'avait pas besoin de ce genre de conquête.
Sur le chemin
du retour, le général Dumas fut capturé et passa deux ans dans les geôles
du roi de Naples où il subit des sévices qui lui laissèrent dans le corps
et dans l'âme des séquelles ineffaçables.
A son retour en France, c'est un fils que lui donna son épouse. Il l'avait
connue à Villers-Cotterêts, en 1789. Leur histoire d'amour commença dans
la cour du château où, deux cent cinquante ans plus tôt, un grand roi,
d'un coup de plume, avait donné son essor à cette belle langue que l'écrivain
Alexandre Dumas honorerait mieux que quiconque.
Lorsque l'enfant de 1802 parut, le général était là. D'habitude, Marie-Louise
Dumas accouchait seule. La République ne leur avait pas laissé beaucoup
de temps pour vivre ensemble. Leur fils était libre, malgré sa couleur
de peau.
Cette année
1802, qui le vit naître, ne fait pas honneur à la France. Le 20 mai, Napoléon
Bonaparte rétablissait l'esclavage. Dans nos livres d'histoire, à l'écran,
à la scène, on n'en parle pas volontiers. Il est un peu facile de dire
qu'une femme-Joséphine-devrait seule porter la responsabilité de cette
décision ignoble qui, aujourd'hui, aux termes d'une loi votée naguère
en ces murs, constitue un crime contre l'Humanité. Le 28 mai 1802, à la
Guadeloupe, le commandant Louis Delgrès et ses compagnons, pensant avec
raison qu'on ne les laisserait pas vivre libres préférèrent mourir.
Le
lendemain, 29 mai 1802, Napoléon Bonaparte excluait de l'armée française
les officiers de couleur, comme en d'autres temps on s'en prendrait aux
officiers juifs. Cette mesure d'épuration raciale fut appliquée jusqu'aux
élèves de l'Ecole polytechnique. Elle frappa douze généraux dont Toussaint
Louverture et Alexandre Dumas.
Le 2 juillet 1802, les frontières de la France se fermèrent aux hommes
et aux femmes de couleur, même libres. L'année suivante, le 8 janvier
1803, quelques semaines avant que le général Toussaint Louverture n'expire,
privé de soins, dans la citadelle la plus glaciale de France, les mariages
furent proscrits entre fiancés dont la couleur de peau était différente.
C'est sur
ce terreau écoeurant que purent s'épanouir les théories françaises des
Vacher de Lapouge et autres Gobineau qui furent, au siècle suivant, les
inspirateurs de la barbarie nazie.
Bonaparte
s'acharna, allant jusqu'à refuser de payer au général Dumas un arriéré
de solde qu'il lui devait pourtant. Le héros, trop sensible, mourut de
chagrin en 1806. Sa veuve, sans ressources, qualifiée de « femme de couleur
» pour avoir épousé un ancien esclave, n'eut droit à aucune pension. Le
jeune orphelin n'alla pas au lycée. Le général Dumas ne fut jamais décoré,
même à titre posthume.
Les généraux de couleur n'avaient pas droit à la Légion d'honneur.
Aujourd'hui,
d'aucuns ont du mal à accepter que l'histoire d'un brave à la peau plus
sombre que la leur ait pu inspirer l'écrivain français le plus lu dans
le monde.
Leurs préjugés les empêchent tout-à-fait d'imaginer un d'Artagnan noir.
Alors faut-il s'étonner si la statue du général Dumas, abattue par les
nazis en 1943, n'est toujours pas remise à sa place ? Faut-il s'étonner
si notre langue magnifique est souillée encore par ces mots qu'inventèrent
les négriers ? Le mot de mulâtre par exemple, qui désigne à l'origine
le mulet, une bête de somme hybride et stérile. Sans doute pour dire que
les enfants de ceux dont les épidermes ne sont pas assortis feraient offense
à la nature.
Mais à présent,
n'est- ce pas le moment d'un coup de théâtre ? L'heure n'est-elle pas
venue de jeter bas les masques ? L'heure de dire la vérité à qui voudra
bien l'entendre. Quelle vérité ?
Eh bien, tout simplement, que les Dumas étaient originaires d'Afrique
et que la France en est fière.
Mais si nous disons cela, chaque fois qu'un étranger frappera à notre
porte, ne faudra-t-il pas se demander quand même, avant de la lui claquer
au nez, si ce n'est pas le héros que la République appellera peut-être
bientôt à son secours, s'il ne sera pas un jour le père d'un génie de
l'Humanité ?
L'Humanité
: une, indivisible et fraternelle comme cette République que le général
Alexandre Dumas aimait tant.
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